NAISSANCE D’UNE PEINTURE EUROPEENNE

 

 

Au-delà de l’avant-garde. C’est une peinture n’ayant nullement besoin de dépasser ce qui fut pour s’inventer un avenir. Ici l’ancienne antinomie du classique et du contemporain ne vaut plus. Déclarant leur présence, au sens propre comme au sens temporel, ces toiles n’ont guère besoin d’anti-classicisme. Pour autant, l’“autoportrait en Bismarck” de cette jeune peintre ayant fait ses études entre Paris, Marseille et Berlin, ne renoue guère avec un néo-académisme. Dans l’une des toiles de la série “französische Liebe, l’amour français”, Corinne Chambard s’est représentée habillée en soldat prussien, une tarte aux fraises au premier plan. La perspective du chemin blanc sur fond non-peint ouvre un espace abstrait, virtualisant la profondeur du champ. L’espace de cette toile a quelque chose de celui créé par un écran. Le tableau montre ostensiblement la peinture blanche recouvrant la toile non-peinte. Ce chemin blanc conduit le regard au motif central : l’auto-portrait en pied, qui peut maintenant entrer dans le regard du spectateur. Le chemin déclare ce qu’il y a d’irréductible en la peinture, conformément à la démarche analytique de certaines œuvres des années 70 : “Je suis cette substance qui recouvre la surface”.“Neue Heimat” utilise le même blanc sur fond non-peint pour suggérer la partie supérieure du corps de la jeune femme ingérant de la main droite une saucisse, alors qu’elle tient, recroquevillée dans sa main gauche, une religieuse au chocolat peinte en rouge. Originaire dans le développement de cette peinture, cette dimension intègre le “carré blanc sur fond blanc”, la réduction de l’espace pictural en ses éléments primordiaux propre à l’“arte povera” ou à “support-surface”. Au-delà de l’abstraction, au-delà de l’hyper-réalisme, il y a ce réalisme abstrait.

 

La “nature morte” est ainsi réactualisée. Les saucisses de “made in Germany”, la série des objets dans “sous la table” et dans les “vanités”, les sèche-cheveux, les nombreux dessins et peintures dans les séries “Fragility of life”, “les partenaires”, “la vie des objets et autres histoires”, “machines et organes” interrogent tous vigoureusement cet ancien thème. Mais pourquoi ce renouvellement ? Pourquoi représenter dans une saynète bien vivante et souvent drôle plus qu’en une ennuyeuse nature “morte”, des saucisses, des tartes, des religieuses au chocolat, des appareils de bureau - téléphone, télécopie - des ustensiles de cuisine ou de jeu (joystik), des perceuses, des machines imaginaires, mais aussi des appareils de hifi, des sèche cheveux, des rasoirs ou des fers à repasser ? - L’accumulation des objets et autres prothèses modernes du corps humain, caractéristiques de la vie quotidienne dans les sociétés occidentales, n’explique pas tout. La manière avec laquelle ces objets sont traités en fait les vecteurs d’interrogations métaphysiques et biologiques. Qu’est-ce que le vivant ? Pourquoi dessiner des machines incorporant des éléments organiques ou bien des machines à qui il arrive des histoires ou des drames ? Le vivant est-il vraiment restreint aux frontières jadis prescrites par la biologie de Lamarck, fondée sur la distinction de l’organique et de l’inorganique ? A l’heure de la compréhension de l’autodestruction programmée des cellules et au moment où le Massachusset Institute of Technology prépare les conditions de possibilité pour la fabrication de futures synthèses de cellules “vivantes et artificielles”, l’homme est-il toujours aussi sûr que le mécanique est inorganique, l’inorganique inanimé, l’inanimé mort et le mort hors-la-vie ? - A ces questions, “La vie des objets et autres histoires” ainsi que de nombreux travaux cités s’affrontent sans détour, mais non sans poésie ni même parfois tendresse. A contrario, l’on remarquera la tonalité belliqueuse des histoires d’objets, souvent en guerre.

 

Soulignons par ailleurs l’audacieuse féminité de cette peinture. Habiter le gros corps d’un Bismarck n’est pas la moindre des performances d’une telle féminité. C’est un fait, dans un monde et un pays où les peintres les plus reconnus sont encore presque tous des hommes, Corinne Chambard a appris à être incisive. Surtout en Allemagne où les subtilités, plus encore lorsqu’elles viennent d’une jolie française, ennuient ou passent immédiatement et sourdement pour de la coquetterie. Du reste, les éléments récurents de cette peinture sont loin d’être déféminisés : le culinaire, par exemple, de même que les ustensiles du quotidien, de la cuisine à la salle de bain, sont attachés au foyer et à son univers. Enfin, la sexualité n’est pas l’exclusive propriété des peintres masculins puisque, par exemple, la série des “französische Liebe” se l’approprie tout à la fois sans complexe et de manière indubitablement sexuée.

Mais ne nous cachons pas davantage l’évidente dimension politique et historique de cette peinture. C’est une européenne d’origine française qui incorpore, par exemple ce Bismarck en bleu, posé sur un improbable fauteuil dont la mièvrerie rose (que l’on retrouve sur la pendule de la tour intitulée “Deutschland”) compense la grossièreté du corps qu’il supporte. Dans la série des “französische Liebe” ou celle des “I am you”, les autoportraits montrent de même à diverses reprises une française faisant sien quelque chose de caractéristiquement allemand : la cuisine, notamment les saucisses (en contraste avec la pâtisserie française), l’Histoire, à travers les parures militaires des hussards, des uhlans ou des prussiens (avec leur célèbre casque à pointe) dans le costume desquels le peintre s’est glissé.

 

A noter que “französische Liebe” signifie aussi, en allemand, une “fellation”. Mais l’association du motif culinaire et du motif sexuel ne tient pas qu’au titre de la série et l’ingestion goulue des saucisses n’y est pas étrangère.

 

Plus radicalement : le regard sur soi et sur le voisin, la pensée de soi et des autres, ce que l’on mange, comment l’on mange et la façon de vivre, la manière de faire œuvre et ce qui fait œuvre, tout cela est examiné ici d’un point de vue extra-national. C’est la réponse à Georg Baselitz, dans l’atelier duquel Corinne Chambard a étudié durant trois ans à l’université des beaux-arts de Berlin. Qu’est-ce qu’être peintre en Europe aujourd’hui ? Qu’est-ce que participer à Berlin en 2002 à cette naissance, qui tarde, de l’Europe ? - Dans l’“autoportrait en Bismarck”, dans “Kaiser Jagdwurst, la saucisse de l’empereur” (un autoportrait en hussard avec devant lui une saucisse rose qui se dresse) ou dans “französische Liebe”, répondre à ces questions consiste à se découvrir en tant que française concernée par les affaires de l’Allemagne. Non par exotisme ou temporaire curiosité, mais profondément, gravement. L’Histoire allemande peut-elle en Europe être l’objet des seuls allemands ? N’est-il pas aussi difficile à l’âme française de faire le chemin l’amenant à porter le costume de l’ancien et ancestral ennemi ? Le sentiment (allemand) de spoliation peut-il, face à de telles images, peser plus lourd que le sentiment (français) de trahison ?

 

Mais surtout est-ce la question ? A travers l’uniforme des “Freikorps” de von Lützow ou celui du bataillon royal prussien des garde-chasseurs de 1809, l’un des “I am you” de petit format montre un moment fondateur de la république allemande. Les couleurs de ces uniformes, symboles de résistance à l’occupation napoléonienne, ont été reprises tout au long du 19è siècle par les républicains puis par la République de Weimar et elles constituent aujourd’hui encore les couleurs “Schwarz, Rot, Gold - Noir, Rouge, Or” du drapeau allemand. Si nous sommes européens, ce moment appartient aussi à un peintre français et à d’autres. Au même titre que la révolution française a pu être assumée par de nombreux européens non-français. Les “Befreiungskriege, les guerres de libération” sont des événements d’une Histoire commune. Les incorporer revient à sculpter l’âme européenne naissante. Dans cette peinture, la mutation de l’âme européenne - que l’immense majorité n’a pas encore accomplie - se produit en acte : la question de la souveraineté du point de vue national est posée. Il s’agit aussi de définitivement digérer les souffrances du passé. Voulons-nous, ou ne voulons-nous pas l’Europe ?

 

 

Laurent Cherlonneix, Chargé de recherches au C.N.R.S. (Paris)

Berlin, avril 2002