Qu’est-ce que l’engagement ?
par Laurent Cherlonneix
Nous appartenons à une génération dont il est de bon ton de dire qu’elle n’est pas politisée. Nous avons grandi après 68, à mesure que se démocratisaient les ordinateurs. Nous sommes les enfants de l’individualisme, les premiers à avoir grandi avec des machines pendant et après l’école. Il est vrai que nous n’avons pas commencé par rêver de changer le monde. C’est la vie concrète et quotidienne à l’étranger et la modification profonde qu’elle entraîne qui a le plus sûrement éveillé notre conscience historique et politique. Comment situer cette génération ? Comment situer ce nous ? - Nos aînés ont déconstruit. Nous reconstruisons. À commencer par le commencement de tout - que 68, après 45, avait tué - qui est l’instinct de conservation. Nos parents et grands-parents ont rêvé de désunir et d’analyser. Nous réinventons l’unité romantique de l’art et de la vie. Que l’on ne nous objecte pas “Fluxus” pour qui “la vie” n’est que la vie humaine, la vie quotidienne, la vie des rues, vers laquelle il s’agirait de descendre. De ce point de vue, “l’art c’est la vie” est un contresens. L’art est quelque chose de la vie parce qu’il est traversé par elle et non parce qu’il abdique ou qu’il prétend sortir du musée. C’est l’unité biologique et métabiologique de l’art et de la vie qui nous intéresse. L’appartenance de l’homme au bios jusqu’en ses plus spécifiques activités : l’art, la philosophie et la science. En revanche, là où nous cessons d’être romantiques nous rejoignons l’esprit de 68. Le repli sur soi n’est pas notre règle. Nous n’avons pas le temps ni le choix. La concurrence est trop féroce. Nous ne pouvons pas renoncer à agir sur le monde et notre existence suppose que le monde nous voit. L’image d’épinal de l’artiste maudit, du philosophe ou du savant fou est révolue. S’il ne s’agit pas de faire la révolution il ne peut nullement s’agir de fuir. Écrire ou peindre c’est évidemment faire irruption dans le monde - ce qui implique d’en maîtriser les armes. Cela étant, nous nous distinguons de 68 en ce que nous sommes des constructeurs. La véritable révolution est celle du regard, comme l’ont d’ailleurs reconnu les plus éclairés parmi les acteurs de 68. Se changer soi-même avant de prétendre changer le monde est une bonne propédeutique à la révolution bien comprise. Bref, nous nous employons à attraper le monde avec nos mains et nos mythes et non avec celles de la politique. A chacun son métier.
“Who wants to be ?” est le travail d’un peintre. À ce titre il transcende évidemment les questions géopolitiques qui le traversent. À l’opposé des peintures floues (à la mode) qui imitent la photographie ou les images d’ordinateurs, le parti pris est celui de la netteté. Les “sept mercenaires” de la scène politique internationale sont bien reconnaissables. Mais ils le sont en tant que motifs et vocabulaire d’un style. Les portraits à la carnation particulièrement soignée sont un clin d’œil à la peinture d’Histoire et s’insèrent tous à l’intérieur d’un espace rectangulaire blanc et vertical non peint. Le fond de la toile est le lieu où vient explicitement se jouer la peinture, conformément à la problématique de Support-Surface transmutée dans l’élément de la figuration. Cet espace non peint se retrouve également au centre du centre de la peinture, soit au beau milieu du visage de chacun des personnages ainsi ouvert, justifiant le titre de la série (“Who wants to be?”). Le vide vient s’installer au beau milieu du plein, il n’est pas seulement le fond non peint sur lequel règne le motif (le personnage) et avec lequel il discute. Il est enfoui au cœur du motif - et révélé comme tel en secrète intelligence avec la problématique biologique de l’auto-effacement cellulaire qu’est l’apoptose. Mais cet oval de vide dans le visage invite aussi le spectateur à glisser sa tête à la place de tel ou tel de ces “héros”. Qu’est-ce qu’être le président de la Russie par exemple ? Qu’est-ce qu’incarner l’identité d’un peuple ? Ou qui veut être président des États-Unis ? C’est tout aussi bien une façon d’interroger l’identité de tel ou tel peuple qu’une question posée à chacun d’entre nous - au-delà de nos appartenances nationales. Serais-tu capable de t’imaginer à cette place, avec cette fonction et répondant de ce peuple ? A ce stade l’on est prié de prêter attention à l’attitude des personnages révélée par la disposition des mains : main prête à dégainer et main dressée au pouce levé, mains jointes, mains sur bras croisés, mains qui pendent en guise de présentation, poing serré et main pendante, mains cachées, main christique à l’index dressé. Autant de figures initiées dans “Bei uns”, une précédente série de vingt toiles sur vingt pays européens, tandis que la main devient ici plus explicitement la manifestation d’un caractère, d’un homme et peut-être d’un peuple, en tout cas d’une politique. L’affirmation du paysage obéit elle aussi à une dialectique entre le motif de la peinture et la surface non peinte. Elle est l’affirmation contemporaine d’un genre pictural bien connu auquel le portrait lui-même a longtemps eu recours. Citons simplement les grands portraits en pied de Thomas Gainsborough. Le paysage est un élément d’identification géographiquement déterminé dans un travail où se croisent les questions proprement picturales ou stylistiques et la question des identités. Du château de sable sur cette plage que l’on suppose californienne, au buisson ardent de Kofi Annan, du paysage désertique et rouge sang, côté palestinien, jusqu’au même paysage mais peint aux couleurs du désert, côté israélien, de la très sibérienne mer de glace aux bambous multiples et à la double dimension méditerranéenne et nordique de l’Europe, les paysages sont aussi la tangible réponse au fond non peint qui les jouxte, dont celui-ci se distingue, mais sur la surface duquel ils ont eux-mêmes été peints. Ainsi la représentation des hommes en charge des grands pays où se posent aujourd’hui avec acuité la question de savoir “Qui sommes-nous ? Que serons-nous ?” est d’abord l’expression d’une interrogation que la peinture s’adresse à elle-même. Peindre les puissants c’est interroger l’identité des peuples et celle de chacun d’entre nous, c’est avant tout interroger l’identité de la peinture aujourd’hui - et trancher.
Berlin, Février 2004.